Courant d'ère (chronique N° 63)

Commencer ensemble.

Il est toujours délicat de poser la première pierre d’un projet collectif. La source de l’initiative est presque irrémédiablement entachée du soupçon de la partialité et de l’imposition intéressée.

Tel est bien le paradoxe de la mauvaise conscience qu’on fait peser sur l’individu qui, le premier, a la hardiesse de mettre la main à la pâte.

 Paradoxe de la construction du collectif qui n’est que le reflet de la contradiction pointée par Hegel à propos du commencement en philosophie : savoir où placer le premier jalon suppose de connaître déjà le plan de tout l’édifice.

 Nulle autre solution dès lors que d’évacuer l’insoluble problématique de l’origine.

Il est plus sain d’assumer qu’on ne saurait apprendre à nager sans se jeter à l’eau.

Si la comparaison m’est permise, le Front de Gauche est dans la même situation quant à l’élaboration de son programme populaire et partagé sur le plan de la forme comme sur le plan du contenu.

D’autant plus et précisément parce qu’en l’occurrence, la partition de la forme et du contenu ne vaut plus.

S’il faut attendre qu’il se constitue pour qu’on puisse se l’approprier, qui pourra bien le constituer si personne ne se l’approprie ?

Cela me semble assez clair : à raisonner ainsi, on tourne vite en rond et l’on s’enferme dans un cercle dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas vertueux.

On pourra spéculer très longtemps sur la configuration idéale du Front du Gauche sans avancer d’un pouce. Il faut sortir de l’illusion d’une fondation par décret à laquelle on pourrait assigner une date et un lieu. S’il est effectivement nécessaire que le Front de Gauche se pose en rupture par rapport à la société capitaliste, cette discontinuité n’a pas une temporalité définissable sur le mode de l’instant.

Le Front de Gauche ne possède pas de date de naissance au sens fort et effectif du terme car il n’est que la forme que prend explicitement un mouvement qui auparavant n’était pas encore parvenu à la conscience de soi.

 La solution du problème du commencement collectif ne saurait donc en aucun cas être une solution théorique. Elle ne peut être que l’acte même du commencement.

En un sens, elle doit être le Front de Gauche en train de se faire : mon initiative comme la vôtre, c’est déjà le Front de Gauche. L’ensemble du réel peut lui fournir la matière de sa critique tant la société capitaliste a rendu ce réel contradictoire.

Il n’est pas besoin de faire appel à un modèle extérieur pour juger de ce qui ne va pas dans le système : c’est en son sein que se niche sa contradiction et les moyens de la surmonter, de la résoudre.

 Le capitalisme crée lui-même un décalage, un fossé pourrait-on même dire, entre le réel qu’il impose et le possible qu’il peine chaque jour davantage à dissimuler. Notre tâche d’élaboration d’un programme populaire et partagé consiste à dévoiler et à faire vivre ce possible en tant que possible, et par là même à le rendre nécessaire.

Jean Quétier.